Musicien et écrivain autodidacte, Claude Tabarini est né en 1949 à Genève où il vit actuellement. Depuis le début des années 70, il se produit et enregistre avec nombre de groupes et personnalités diverses dans les domaines du jazz, des musiques populaires et de la musique improvisée parmi lesquels : l’Opéra Taba, Alain Monnier Trio, Pavillon B, Jean-Bernard le Flic, Le Pirate nommé Ernest, Circo del Arca, Steve Lacy, Christy Doran, Maurice Magnoni, Barre Phillips, les Passagers Clandestins, Daunik Lazro, Phil Wachsmann, Michel Doneda, Marxi’s Quintet, Jacques Probst, Sarcloret, Carlo Brandt, Jacques Demierre, Jacques Siron, Francis Varis, Kenny Kottwitz, Paolo Radoni, Hans Kennel, Dominique Pifarély, Big Band AMR, Eric Truffaz, Ravi Shankar, Gilles Torrent, Ammar Toumi, Michel Bastet, Benat Achiary…
Dans les années 70, Claude Tabarini écrit un premier livre. Ce recueil de poèmes est publié à compte d’auteur par un voisin imprimeur. Par la suite, Georges Haldas éditera deux volumes dans la collection « Le Rameau d’Or » qu’il dirige aux Éditions de l’Âge d’Homme. Ces livres provoquent de nombreux échos.
Le Centre Culturel Suisse de Paris lui rend hommage en 1993, pour la parution d’Enveloppes, préfacé par Nicolas Bouvier.
En 1996, le festival de la Bâtie Genève lui donne carte blanche pour «Microcosmes au Jour le Jour», une semaine de manifestations regroupant musique, écriture et photographie. En 2011, il est lauréat de la bourse « Auteur confirmé » décernée conjointement par la Ville et l'Etat de Genève. En 2017, il reçoit le Prix littéraire Pittard de l’Andelyn pour Rue des Gares et autres lieux rêvés.
Si l’on a eu l’occasion de fréquenter un peu le personnage, il est aisé de se l’imaginer travailler à la table de sa véranda, un œil fugitif posé sur la cour de l’Ilôt 13, à deux pas de la gare de Genève. Mais sait-on seulement où se trouve la gare de Genève ? L’homme solitaire a les jambes croisées, son dos est voûté. On serait tenté de dire qu’il est à l’affût d’un micro-événement, mais c’est plus fondamental que cela, il est simplement prêt à recevoir l’obole du jour, Un pigeon en col blanc. Pour quelle fête ?
Devant lui, un cendrier en étain ramené d’un voyage au Maroc, plein à ras bord. Les cigarettes roulées sont plus ou moins longues, plus ou moins tordues, plus ou moins consumées, plus ou moins tachées. À côté de lui, les journaux, et ce sont ceux d’un autre jour, En plein désastre de l’après-midi.
Autour de lui, des livres, tous entamés, lus ou relus, abandonnés ou repris, étalés sur le ventre ou entassés épaule contre épaule. La plupart viennent de la boutique d’en face, dégotés par son libraire Bernard, ou cueillis dans le frais d’une matinée en ville. Septembre est fou, si calme, si beau. À portée de mains, théières et cafetières ne fumant plus depuis tôt ce matin, tasses et cuillers, papiers gras ou maigres, stylos en tout genre, griffes animales. Suspendues en son univers, les miettes de pain rassis, jonchant toutes les sur- faces planes jusque dessous les piles et entre les tas, jusqu’au fond du lit, constituant toutes masses dignes d’attention, molécules de phrases, grains de pensées, compagnons de fortune. Miettes d’instants passés. Toutes choses tombant à terre. À la lisière de leur splendeur. Il y avait là, la présence d’un amour ou d’un ami. Miettes de larmes retenues, miettes de fulgurances solitaires, saisies ou laissées pour compte. Miettes sculptées avec patience et force instinctive qui font les beaux jours de la Lyre.
Il est aisé, aussi en lisant les haïkus du maître, exhumés des ombres par sa faculté de voir et de percevoir ce que ses contemporains ne voient plus, trop occupés qu’ils sont à faire tourner la terre autour de leur nombril, à se lever tôt pour se rendormir aussi vite, à trimer plus pour frimer plus, là où tous ont déjà reçu leurs salaires, il est aisé de les rapprocher de ses photographies. Elles viennent par milliers pour saisir le maintenant sur le vif, pour prendre l’ici en flagrant délit. Les lumières du rebut, l’élégance de la chose vile, la nature sauvée des zoos de la culture, la vision arrachée à la cécité, la pauvreté échappée à la richesse. L’eau qui s’écoule sur les tuiles. Ni précipitation ni lenteur ! L’écriture fonctionne comme l’obturateur et reconstitue la résonance d’une perception courte et pleine de haute considération. Souvent, c’est la rétine qui se souvient de l’éblouissement, non le cerveau, c’est le pied qui se souvient de la coque de marron, non l’œil, c’est l’enclume qui se souvient du coup de marteau, non l’oreille, car le siège de l’émotion est toujours la partie marquée du corps qui restitue sa trace dans un langage d’images mentales, musicales ou photographiques.
Il serait aisé encore, mais peut-être cavalier, de rapprocher scolairement l’écriture et les images du promeneur salutaire de son activité de batteur patenté. Car batteur, il l’est. Sur sa gauche, de là où il nous contemple, son lit, sa kitchenette, et au milieu du passage une batterie complète, cymbales au pavillon, gros tambour à double pédale, caisse au clair de la lumière, djembé en guise de tabouret. Que me veux-tu Soleil ? Je ne suis rien. La forme courte et percussive de sa prose, l’agilité à dé- gainer qui dénote de ses rafales photographiques serait trop commode à rapprocher d’une quelconque séquence rythmique dont le jazzman est friand.
Ce qui semble moins aisé et pourtant ce qui nous intéresse ici, c’est en quoi son jeu à la batterie pourrait se rapprocher de son écriture et de ses photos. Car si tout rythme est constitué de ponctuations courtes, tout swing s’appuie sur le poids des corps, toute pulsation habite, comme le cœur, une forme de vie.
Avez-vous déjà vu Claude Tabarini assis derrière une batterie, accompagnant une formation éphémère au cours d’une jam session à l’AMR ? L’avez-vous vu ponctuer un projet de fusion indo-européenne de passage au Festival des Cropettes ? Pour ma part, j’ai vu tout cela et ce que je retiens, c’est une session sauvage capturée il y a une vingtaine d’années, à l’ancien squat de l’Arquebuse, où l’homme de brio jouait en trio avec une basse et une guitare électrique. C’est là que je l’ai vu pour la première fois, pratiquant son jeu guttural et hypnotisé, tout son corps tendu vers la rencontre avec le présent.
C’est là que j’ai vu pour la première fois son langage en élaboration. Un langage fait de mots qui surgissent, d’images qui se déposent, de cliquetis qui structurent. Un langage d’une attention hébétée, portée vers l’étincelle de la fraternité. Mégot éteint pendu à la lèvre inférieure, regard allumé, la main prête à claquer dans la brèche vivante du réel. Ce langage, celui d’un homme perdu, qui vient bégayer dans nos taudis est un tissu précieux pour nous autres hypocrites frères, qui prétendons savoir où nous sommes, tissu d’une étoffe rare où se noue la persistance de l’instant et le passage de l’éternel. »
Philippe Fretz
Préface de Jouer au jazz (Claude Tabarini, Editions Héros-Limite, 2022)